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Refuser l'entreprise telle qu'elle va avec Tatiana Arfel

Dernière mise à jour : 10 sept. 2019

LA PREMIÈRE PHRASE : «Leader sur le marché des data processing depuis sa création en 1998 par Frédéric Hautfort, self-made-man atypique et brillant, Human Tools, forte de 14 succursales worldwide, définit rapidement son cœur de métier : la conception, pour chaque matter rencontré par les dirigeants d’aujourd’hui, de procédures « to the point » selon ses propres patterns rationnels et standardisés, alliant rigueur expérimentée, cost-containment et l’inimitable french touch qui nous place aujourd’hui dans la frange enviée des sociétés continuellement en hausse sur les marchés financiers mondiaux.»


LA DERNIER MOT : « bouffon ».



J’ai découvert par hasard Tatiana Arfel grâce à un bon libraire en lisant L’attente du soir, son premier roman, qui m’avait vraiment beaucoup impressionnée. Je vous recommande d’ailleurs si vous ne connaissez pas Tatiana Arfel de commencer plutôt par ce livre-là. L’attente du soir racontait les histoires croisées (et reliées) d’un directeur de cirque, d’un enfant sauvage et d’une jeune femme triste. C’était singulier, écrit dans une langue très belle, un peu à la manière d’un conte.


Dans Des Clous, c’est de la violence du monde du travail qu’il est question. C’est un sujet que Tatiana Arfel, qui est psychologue de formation et qui a effectué plusieurs missions comme psychologue dans des entreprises, connaît visiblement bien. Elle raconte, sous forme de récit choral où les personnages prennent successivement la parole, l’histoire de six salariés « non conformes » auxquels leur entreprise Human Tools fait subir un séminaire de « remotivation », dont l’objectif inavoué est en fait de les pousser vers la sortie.


Parmi eux, Catherine, ancienne DRH trop humaine et donc placardisée, Laura, hôtesse d’accueil qui ne supporte pas les talons hauts – obligatoires- de son uniforme parce qu’ils lui donnent mal au dos, Francis, comptable obsessionnel pas assez « cool », Rodolphe, employé au self de l’entreprise et qui peine à finir, en parallèle, une thèse sur l’histoire de la gastronomie, Marc, qui voudrait faire de la musique et ne cesse de décevoir son businessman de père, etc… Ce sont eux les « Clous », ces salariés, non conformes donc, sur lesquels tapent à coups redoublés les « marteaux » que sont au choix des managers agressifs et pleinement conformes eux, aux attentes de l’entreprise, le dogme de la productivité, l’open space, la compétition entre salariés... Toutes choses qui, à des degrés très divers ne sont pas complètement étrangères, il me semble, à nombre d’entre nous, que nous nous en accommodions ou non…


C’est pour cette raison que ce livre m’intéressait a priori beaucoup, parce que peu de romans contemporains (à ma connaissance) traitent des transformations du monde du travail et des nouvelles formes de violence qui s’exercent sur les salariés (sans parler d’ailleurs de ceux, ubérisés, précarisés, qui n’ont même plus la « chance » d’être salariés..).


Ces transformations, Tatiana Arfel les observe avec beaucoup de finesse. Par exemple lorsqu’elle dénonce l’asphyxie du langage remplacé par une sorte de novlangue managériale, où fourmillent paradoxalement les termes empruntés à l’artisanat alors même qu’il n’est question de rien de concret puisque Human Tools vend du vide :

« j’adore ce truc qu’ils disent en entreprise, « outils », comme un marteau et des clous, comme si les gens construisaient vraiment quelque chose de durable, je ne sais pas, une cathédrale par exemple. »

Ou quand elle pointe que la convention qui est à la base du travail salarié, vendre son temps, devient une insupportable privation de liberté, quand ce temps est dévoré, mis à disposition sans limite :

« Mes amis, à partir du temps où vous pointez chez HT, votre temps ne vous appartient plus. Considérez que ce temps, vous le louez contre salaire. (..) C’est comme une maison : si vous la louez à des gens alors que vous partez en vacances, vous n’allez pas y repasser quand vous voulez, non ? Chez HT, c’est pareil. Ce temps n’est plus votre temps. Lorsque vous travaillez, vous ne pouvez en avoir jouissance. »

Pour traiter ce sujet on ne peut plus réel, Tatiana Arfel choisit une tonalité semi-réaliste. Par moments, le livre prend des allures de conte, ou de fable. Certains personnages sont des ogres, d’autres des bonnes fées. C’est dans ce choix que son roman trouve parfois ses limites, dans un ton un peu naïf, un peu caricatural, même si c’est le parti pris du livre d’outrer le trait pour mieux dénoncer. Mais cela autorise aussi beaucoup de liberté dans le style et de très beaux passages, comme par exemple, lorsque parle Roman Miranescu, le coursier-poète d’origine roumaine :


« Car encore une fois, je répète mon dire, dans matin bleu clair, dans lumière blanche midi aux nuages, dans nuit noire et souvent orange de rêves-erbères : nous, seconde par seconde, vivants. »

Et puis si Des Clous a des défauts, il a surtout l’immense qualité d’être un roman de résistance, qui se termine pour certains personnages – pas tous - par une lueur d’espoir, une libération. Un roman qui nous rappelle qu’il n’y a rien de pire que la résignation (elle cite Prévert : « le désespoir est assis sur un banc ») et que pour lutter, il faut, certes, à titre individuel, bâtir des citadelles intérieures et pour cela l'art et les rêves sont précieux... Mais aussi qu'on a trop tendance à individualiser la souffrance (que chacun fasse ce qu'il peut avec son burn out..) alors que les maux sont collectifs. Pour se défendre, nous dit Tatiana Arfel, il faut aussi miser sur la solidarité, retisser les liens du groupe, parler, écrire.. Et de ce point de vue dans ce qu'on appelle "le monde du travail", il y a beaucoup à reconstruire...



 

Pour prolonger la lecture...



Sur le même sujet mais avec un traitement très différent, je vous signale la parution ces jour-ci du nouveau livre de Vincent Message, aux éditions du Seuil, Cora dans la spirale. L'histoire très contemporaine et documentée d'une jeune femme, trentenaire, qui de retour d'un congé maternité, se trouve prise "dans la spirale" de la restructuration de la compagnie des assurances où elle travaille mais aussi de la violence ordinaire d'un quotidien parisien (les tours de la Défense, le RER bondé...) et de tout ce à quoi elle refuse de renoncer... Une lecture par moments glaçante (la fin est difficilement soutenable) mais un beau livre plein d'intelligence et de sensibilité.





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